Le mot grec enteron signifie intestin. Vous savez déjà que l’intestin est la partie du système digestif située entre l’estomac et l’anus, où se produit une partie de l’absorption des nutriments provenant des aliments que nous mangeons. Il abrite une flore bactérienne exubérante, ainsi que d’autres micro-organismes qui nous font plus de bien que de mal. Il y a presque un siècle, un Italien appelé Vittorio Erspamer a découvert dans les cellules intestinales une molécule (plus précisément une monoamine) capable de provoquer la contraction de l’intestin. Comme c’était un homme fort créatif, il a voulu donner à sa molécule un nom original, et c’est ainsi qu’est née l’entéramine (oui, entéron et amine, l’entéramine, l’amine de l’intestin). Et si je vous disais que vous connaissiez déjà l’entéramine avant de lire ce paragraphe ? Après quelques années, Arda Green, Irvine Page et Maurice Rapport ont découvert dans le sérum sanguin une molécule capable de modifier le tonus vasculaire avec un effet vasoconstricteur. Non moins originaux que notre ami italien, ils ont appelé cette molécule sérotonine (vous l’avez deviné, sérum et tonus, sérotonine). Encore quelques années plus tard, ils se sont rendu compte que l’entéramine et la sérotonine étaient la même molécule. Cette dernière appellation a fini par conquérir notre vocabulaire et c’est ainsi que nous connaissons aujourd’hui ce neurotransmetteur. Il a été mentionné que la sérotonine peut induire des contractions intestinales et de la vasoconstriction. Mais n’était-elle pas la molécule du bonheur ? Ce n’est pas moi qui répondrai, mais Philippe, qui nous parlera également de l’importance des monoamines et nous fera part de sa vision de la recherche.
Philippe De Deurwaerdère est professeur des universités à l’Université de Bordeaux depuis l’année 2000, après avoir obtenu une thèse en neuropharmacologie en 1997. Il a fait son postdoc à Los Angeles où il est resté un an et demi (et où il n’a pas tourné des films, a-t-il précisé). Il a été nommé Maître de conférences à l’Université de Bordeaux. Il a connu plusieurs laboratoires qui lui ont fait évoluer, et maintenant il est dans l’Institut de Neurosciences Cognitives et Intégratives d’Aquitaine (INCIA).
Juan García Ruiz : La sérotonine est fréquemment associée à l’état de bonheur dans la vie de tous les jours. Compte tenu de sa distribution dans le système nerveux central et périphérique, dans quelle mesure est-il réducteur de l’attribuer ce rôle ?
Philippe De Deurwaerdère : J’ai acheté du papier toilette sur lequel il y avait marqué « dopamine = love » et « serotonine = bonheur ». Ça reste du papier toilette. On ne peut pas réduire le rôle de ces molécules à une fonction. Je vais paraphraser deux grands de la sérotonine, Jacobs et Azmitia. Ils disaient que la sérotonine participe à toutes les fonctions sans être nécessaire à aucune d’entre elles. C’est un neuromodulateur. En périphérie elle module aussi l’activité des organes dont l’intestin (où l’on trouve entre 80 et 90% de la sérotonine du corps).
JGR : Comment aborder la complexité des systèmes de neurotransmetteurs modulateurs comme la dopamine ou la sérotonine ?
PDD : Ça part d’une philosophie d’échelles. Par exemple les expériences in vitro vont nous permettre de comprendre l’interaction de ces molécules sur des récepteurs ou des transporteurs. Ça n’expliquera pas la fonction. La dimension d’un neurotransmetteur ou d’un neuromodulateur ne s’exprime que via la fonction du cerveau. Et c’est quoi la fonction du cerveau ? C’est produire des comportements. Donc comment aborder l’étude d’un système de neurotransmission aussi vaste que celui qui est la sérotonine ? Il ne faut jamais perdre à l’esprit cette notion de comportement, sachant qu’à priori par lui-même n’a pas grand-chose à voir avec le comportement. Il va juste moduler des systèmes qui sont un peu plus présents dans l’exécution des comportements. Et ça se complique beaucoup. On arrive à moduler le comportement avec des molécules sérotoninergiques, par exemple avec les hallucinogènes qui ciblent les récepteurs 5HT2A. Mais ce sont des cas particuliers. Comment on fait alors ? Il faut ne pas oublier le comportement, donc la fonction du cerveau, ni la dimension vaste de la distribution de ce neuromodulateur dans le cerveau. Quand on regarde un peu l’organisation du cerveau on se rend compte qu’il peut y avoir une action de la sérotonine dans une région qui entraînera des conséquences sur l’activité des neurones sérotoninergiques qui pourront aller dans une autre région. Il faut l’aborder de manière large et systémique.
JGR : Que sont les trace amine associated-receptors ou Taar1, en quelques mots ?
PDD : Les trace amines sont des molécules bizarres mais qui peuvent avoir son importance quand on commence à injecter d’autres molécules comme la L-DOPA (N.D.R. : la L-DOPA est le traitement de référence de la maladie de Parkinson). La L-DOPA, précurseur de la dopamine, peut fournir d’autres molécules comme la tyramine, de l’octopamine, 3-methoxytyramine, 3-methoxytyrosine, 3-O-methyldopa, etc. Toutes ces molécules sont considérées des traces amines. Il y a toute une famille des récepteurs qui fixe ces traces amines avec une très grande affinité (nanomolaire). Quand on pousse un petit peu le bouchon on se rend compte que des molécules comme la dopamine peuvent se fixer aussi là-dessus. Donc la nomenclature c’est joli, mais il faut s’en méfier.
JGR : C’est quoi exactement ton sujet de recherche actuellement ?
PDD : Ça revient à ta question précédente sur comment aborder les systèmes monoaminergiques. La question fondamentale de ma recherche c’est plutôt : comment ces systèmes de neuromodulation participent à l’adaptation des organismes ? Ils sont la clé. C’est une clé bizarre parce que par exemple si on supprime les systèmes monoaminergiques chez l’animal ça se passe bien. Donc c’est quelque chose qui va permettre une meilleure adaptation de l’organisme à son environnement. J’utilise une approche neurochimique, parce que ça a l’avantage d’être une technique quantitative. Même si les quantités sont complètement différentes d’une région cérébrale à l’autre, ces monoamines sont là, elles jouent un rôle, et il faut les étudier dans cette grandeur anatomique.
JGR : Pourquoi est si important d’étudier les monoamines ?
PDD : Ça reste une recherche fondamentale qui consiste à comprendre l’évolution d’un organisme dans son environnement. Nous façonnons notre environnement. D’ailleurs je viens de voir un nouveau bâtiment qui est en train de se construire sur le campus, donc mon calcul de l’espace sera bientôt modifié à cause de ce bâtiment. Donc on modifie notre environnement et en retour l’environnement a un impact considérable sur notre manière de percevoir les choses et agir. Maintenant il y a les considérations climatiques qui sont sur le devant de la scène. C’est presque anxiogène. La covid est terriblement anxiogène. On a tous vécu un trouble de stress post-traumatique grandeur nature sur toute la planète. C’est un modèle totalement hallucinant, incroyable. En réponse à ces situations curieuses il y a des systèmes qui vont réagir, normalement pour de bon. On va générer une activité et pour l’améliorer il est probable que les systèmes monoaminergiques agissent dans ce sens, peut être au détriment d’autres activités. Mais quand on revient à un système à peu près normal, ça prend un peu de temps. Ou on ne revient pas d’ailleurs. Peut-être que revenir à l’ancien environnement est potentiellement pathogénique, parce que les systèmes monoaminergiques ont permis une meilleure adaptation, ont poussé une fonction, et quand on revient le système qu’on imaginait bien avant, on se retrouve un peu en décalage. C’est un peu ça qu’il faut faire comprendre. Ces systèmes interviennent aussi dans la façon dont les individus évoluent avec l’âge. Enfin, ce sont également des systèmes sur lesquels on s’appuie du point de vue de la neuropharmacologie pour traiter dépression, anxiété, schizophrénie, etc. L’intérêt sociétal c’est d’améliorer les approches neuropharmacologiques et de mieux les comprendre.
JGR : Pour toi, quelles sont les vraies réussites de l’industrie pharmaceutique ?
PDD : Beaucoup de traitements pharmacologiques sont issus du hasard. Le hasard fait bien les choses. Après, l’industrie essaie d’expliquer le mécanisme d’action en regardant comment fonctionnent ces molécules dans le tissu nerveux pour corriger le trouble initial. C’est le cas de la schizophrénie, la dépression, l’anxiété, etc. On ne comprend toujours pas les maladies neurodégénératives. On avance, il y a un effort considérable qui est fait, mais on ne comprend pas très bien. L’épilepsie non plus d’ailleurs. Le succès de l’industrie pharmaceutique c’est de s’appuyer sur les découvertes des chercheurs qui ont étudié le mécanisme d’action de ces molécules afin de développer des molécules plus efficaces. Le succès de la plupart de ces agents pharmacologiques, que ce soit la L-DOPA, les antidépresseurs ou les antipsychotiques, c’est de limiter les effets secondaires et d’améliorer la pharmacocinétique (meilleure et plus longue distribution dans le corps). Là-dessus les progrès ont été nets. Mais il nous faut une autre rupture, parce qu’on s’essouffle.
Pour l’Alzheimer il y a le développement des anticorps qui commence à se faire. Je ne sais pas si on a le recul nécessaire. Il faut voir à 5-10 ans si c’est fonctionnel. À part Parkinson où il y a eu un coup de chance incroyable. On savait avant la L-DOPA que l’atropine pouvait corriger le Parkinson, mais avec des effets secondaires importants. Mais pour Alzheimer non, on ne corrige pas pour le moment. On n’a pas compris. Probablement il faut s’adresser aux causes de la maladie.
JGR : Que penses-tu de la recherche fondamentale par opposition à la recherche appliquée ? Est-il légitime de vouloir de comprendre le rôle de la protéine lambda comme but unique ou il faut toujours qu’elle soit impliquée dans l’étiologie du cancer ?
PDD : La recherche appliquée c’est ce qu’on pourrait appeler l’innovation. Malheureusement on a un ministère qui s’appelle ministère de la Recherche et de l’Innovation, et ça en dit long sur l’état d’esprit du gouvernement, mais ce n’est pas le seul. On a une recherche qui regarde à 3 centimètres devant plutôt que d’avoir une recherche qui se positionne dans les 20 ou 50 ans à venir, c’est-à-dire de la recherche fondamentale. Les gens ne comprennent pas ce qu’est la recherche fondamentale, parce que plus on s’individualise, plus on voit à court terme. Je pense que le besoin sociétal il doit voir très loin pour repositionner l’humanité et plus généralement la biologie dans une compréhension plus globale. Je vais illustrer un point. J’ai beaucoup travaillé sur la L-DOPA. Depuis 1960 on donnait la L-DOPA car on pensait que ça devait augmenter la dopamine en défaut au niveau du striatum. Il est possible que ce ne soit pas du tout le cas. A partir de là, on regarde et on constate qu’il y a eu des millions et des millions d’euros pour comprendre l’impact de la L-DOPA sur la dopamine striatale et sur les mécanismes striataux. Mais si ça se trouve ce n’est pas ça du tout. Donc tout faux. C’est ça l’innovation. On peut faciliter quelque chose dans un cadre théorique défini. Le problème de ce cadre théorique c’est qu’il est peut-être mauvais. Et c’est ça la recherche fondamentale, c’est de systématiquement s’intéresser au cadre théorique.
JGR : Récemment les membres du parlement européen se sont positionnés contre l’expérimentation animale et ont demandé une transition vers une recherche qui n’utilise pas d’animaux. Quel est ton avis là-dessus ?
PDD : Je pense que là on sort de l’aspect scientifique. C’est à la fois passionnel et politique. Si c’est scientifique, je reviens au début de l’interview : comment on fait pour interroger le fonctionnement du cerveau ? Et c’est réglé. C’est du comportement. Un cerveau sorti de sa boite crânienne n’a plus aucune fonction. On peut étudier l’intestin en boite de Pétri : on ajoute l’histamine et ça se contracte. On peut étudier le cœur sorti du corps : on met de la noradrénaline et il pompe. On peut étudier le muscle, en rajoutant de la noradrénaline ou de l’acétylcholine et on voit ce qui se passe. On sort un cerveau de la boite crânienne et on n’a absolument aucune idée de ce qui peut se passer. Un animal réagit en fonction de son environnement, et je ne parle pas que de l’humain. Il y a des dauphins qui s’échouent sur les côtes. Qu’est-ce qui se passe ? Ce n’est pas en regardant la cellule d’un dauphin qu’on va comprendre pourquoi il se comporte comme ça. Donc le débat sort du scientifique, et je crois que les politiques n’expliquent pas bien cela. Ils devraient expliquer qu’on ne peut pas trouver un médicament contre Alzheimer en regardant des cellules. La position inverse serait le refus total d’altérer la vie. Pourquoi pas ? Mais après il ne faut pas demander une recherche merveilleuse. C’est assez curieux car quand on parle de recherche animale on parle de tous les animaux. Même l’escargot. Mais pour l’instant l’escargot on peut l’écraser.
JGR : Comment vois-tu l’avenir de l’Académie à court terme ?
PDD : Il y a des disparités en Europe au niveau du fonctionnement. Par exemple, prenons les pays latins : l’Espagne, l’Italie, la France. Ces pays avaient un système plutôt républicain, avec des nominations de type « life-time positions ». Ce système commence à disparaître en France, et probablement en Espagne et l’Italie aussi. La recherche et les chercheurs commencent à se tourner vers l’Europe, qui propose des gros appels d’offre. C’est un système de fonctionnement qui était déjà très démocratisé par les Allemands, les Anglais, les Suédois, les Hollandais, etc. Progressivement ces pays (Espagne, France et Italie) commencent à revoir leur copie en termes de fonctionnaires. C’est une demande de l’Europe que certains pays dont la France réduisent les charges en générale, dont le nombre de fonctionnaires. Donc je vois l’Académie dériver vers un système anglosaxon. Le gouvernement qui finançait les universités va finir par disparaître, les universités vont s’autonomiser. C’est ce qui se passe. Dans quelques années les frais d’inscription vont exploser. Je le regrette mais je vois l’Europe comme un rouleau compresseur. Si on ne rentre pas dans le système, ça veut dire qu’on est en marge, avec plus de difficultés d’obtenir des contrats. Les universités se spécialisent et développent des secteurs dans lesquels il y a des gens qui regardent les projets et les rendent un peu plus sexy. Le système évolue vers quelque chose que je n’aimais pas.
JGR : Qu’est-ce que tu as appris lors de tes années de chercheur ?
PDD : Au départ on ne connait pas sa question. Elle s’alimente d’énormément de choses, d’énormément de lectures. Dans la recherche fondamentale le chercheur doit trouver sa question. Donc ça n’a rien à voir avec l’innovation. Plus généralement il s’agit d’une question qui est un peu impalpable, mais ça revient à tes premières questions : comment aborder le sujet ? Comment on se positionne ? Sachant qu’en fonction des niveaux de lecture du vivant il y en a qui se positionnent très bien sur la cellule, d’autres sur des systèmes in vitro, d’autres plutôt in vivo et plus dans l’intégration, et d’autres qui ont absolument besoin du comportement pour préciser les capacités d’un organisme.
JGR : On t’a déjà donné un conseil qui t’a marqué lors de ta carrière ?
PDD : C’était après mon postdoc, mais c’était la directrice du labo dans lequel je l’ai fait, qui était neurochimiste. Moi aussi je faisais de la neurochimie, mais c’était quelque chose qui se perdait. La neurochimie que je pratiquais c’était peut-être un peu désuet. Mais elle m’a dit : continue, parce que ça va revenir. Donc ce que j’ai appris c’est qu’il y a des cycles. Je n’aime pas les cycles. Ça veut dire qu’on se positionne par rapport à des effets de mode. Par exemple il y a des labos qui se lancent dans l’optogénétique sans réellement savoir ce que ça veut dire.
JGR : Aurais-tu un livre à recommander ?
PDD : L’éveil, d’Oliver Sacks.
JGR : Est-ce que tu as un message à passer aux lecteurs ?
PDD : La recherche en neurosciences continue dans le bien ou dans le mal. Il ne faut pas que l’innovation soit le modèle, car on dépense trop d’argent et c’est une recherche très limitée dans le temps. La recherche fondamentale reste le moteur, et même si elle est plus difficile à aborder, elle a une plus grande portée.